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Au jeu ou à la science des probabilités, cette histoire est improbable  ; est-ce à dire que toute ressemblance avec des êtres ayant existé est fortuite ?

Automne 2024, la pierre n’est plus serrée dans sa cassette depuis longtemps. Perdue. Jusqu’à il y a dix ans elle vivait au rythme de son porteur, Oncle Frédé. « Cassette », le mot vient tout droit des contes de Grimm que je lisais en français. Il a bercé mon enfance comme possible contenant du Graal. L’alchimie, le Graal et la magie m’emmenaient loin en rêve. « Cassette » est la traduction de l’époque du mot allemand « Kästchen ». Tonton Frédé n’évoluait pas dans le merveilleux des forêts profondes racontées par les frères Grimm, mais c’était un voyageur infatigable et un original. Il aurait même été un marginal si ses parents n’avaient pas été des Suisses ventrus. La pierre l’a rencontré en Inde, au Cachemire précisément, l’a suivi en Suisse, à Genève, sur les Monts, dans le royaume de l’horlogerie et des vaches. Elle était encore avec lui en Turquie, à Istanbul, à Antalya et en Cappadoce. De retour en Suisse, elle s’est perdue. Mais ceci n’est qu’un infime fragment du cycle de la pierre…

Mon histoire aussi est originale. Elle va vous promener de la méditerranée à la montagne, d’une famille catholique pauvre implantée à Sfax en Tunisie à une famille protestante bourgeoise suisse. Moi, au milieu. Écartelée ? Dépassée ? Non !

Du centre de la Terre pousse le fer. Au temps du Chant général de Pablo Neruda, la pierre n’est pas encore née à son intégrité de pierre. Elle est éléments. Pas encore en fusion. Du carbone en suspension dans l’atmosphère encore jeune. Du sodium aussi sûrement. Ils se fraient un chemin vers le noyau, attirés par des liaisons chimiques. Ils vont se fixer selon des lois qui nous échappent et qui sont affaire d’électrons.

Ma mère ne m’a jamais donné raison sur personne, ni sur ma grande sœur, ce que j’admettais en vertu d’une rémanence acceptée du droit d’aînesse, ni sur ma cadette. Ce dernier point m’était odieux jusqu’à la suffocation, car ladite cadette se riait de l’injustice. En plus de la description d’une réalité physique, j’utilise la suffocation comme image, pour dire un désarroi, que les mots peinent à rendre, occupés qu’ils sont par leur rôle d’interface imparfaite en matière de communication. Or ici, comme l’un des puissants personnages de John Steinbeck, « [I] look for the answer that is always concealed in language », « je cherche la réponse qui est toujours cachée dans le langage », car le mot est magie.

 Avant ma naissance, je vivais, comme on peut s’y attendre, dans le noir ou plus précisément dans l’obscurité. Mais je ne croissais assurément pas dans le silence. Le liquide amniotique de la poche utérine a comme tout bon liquide apporté une sourdine efficace aux bruits de l’intérieur de ma mère. Il a aussi amorti les mouvements d’enveloppe maternelle évitant que je ne me cogne aux parois tout en rotondité de ma poche. En revanche, la véhémence du verbe maternel a souvent perturbé cette atmosphère liquide où tout ondulait, lent et inefficace. Ma mère avait bien du mal avec sa première petite, mon aînée, et ses éclats de voix résonnaient déjà à mes oreilles fœtales. Dans mon univers cloisonné, je subissais des tirs d’artillerie sonores. Cet enfer se vivait dans l’obscurité et l’obscurité ajoutait à l’effroi que le bruit provoquait. Mais mon utérus, l’utérus que j’habitais, était aussi le tipi tendu d’une peau au travers de laquelle des lanternes projetaient des ombres tournantes. J’étais au spectacle. La naissance fut un soulagement. Je quittai l’univers sauvage de la nature pour entrer dans le monde des femmes, puis des hommes. Je préférais instantanément ce monde dont la sauvagerie mesurée s’inscrit dans des rites, des codes et des lignes droites, que mon esprit parvenait à modéliser en une géométrie rassurante.

J’étais un être très doux et pondéré. Je fis mes nuits dès la première passée à l’air libre. Je mangeais bien et je souriais beaucoup. Parfois, mes yeux s’écarquillaient d’étonnement puis d’inquiétude quand, alors que j’étais encore incapable de tenir ma tête droite, ma mère, par ses porters souvent approximatifs, orientait mes regards dans des directions tenant du no man’s land et du no men ou women tout court. La voix de mon père m’appelait pour que je regarde l’objectif de son appareil photo, mais l’orientation que ma mère donnait à mon corps me privait de toute possibilité de regarder dans la direction d’où venait la voix. Je fixais, choquée, et quelque peu révulsée, le plafond en quête d’un regard à croiser. Peut-être est-ce dès ce moment que j’ai commencé à faire travailler mon imagination, poussée par la nécessité de donner une occupation à mes yeux, qui ne rencontraient que le blanc du plafond.

À mon arrivée dans un monde régi par l’attraction terrestre, je rencontrai mon père, Olga et ma mère. La musique de leur voix était plus distincte à l’air libre et ma mère criait toujours autant. C’est bien en langue française qu’elle criait, car la langue « pied-noir » n’est répertoriée dans aucune institution ou convention internationale, pas même celles sur le patrimoine culturel mondial élaborées par l’UNESCO. Certaines de ses intonations orientales en font pourtant une langue à part, tout comme le suisse romand, qui se trouve à son exact antipode dans la famille des parlers francophones comme vous le découvrirez chemin faisant. Quoiqu’il en soit, cette musique maternelle faite d’ambages et de pics, de douces berceuses aussi, allait connaître rapidement un contrepoint en raison de notre localisation géographique. C’est à Bâle, ville de Suisse allemande, que se passe le récit du début de ma vie. Le contrepoint charmant aux violentes éruptions verbales de ma mère est le bâlois. Nos voisins me l’ont apporté très vite, dès les premiers jours de ma vie à l’air libre. Je persiste à trouver le parler bâlois charmant et gai à l’instar d’une guirlande de pâquerettes qui s’égrène en sautillant sur chaque syllabe, atteignant un pic suraigu à chaque « i ». Pourtant le bâlois et le suisse allemand ont mauvaise presse. Du snobisme sans doute… De la rivalité entre Suisses et Alsaciens peut-être. J’ai appris « Pferd » ou « Rössli » avant de dire « cheval ». Mais j’anticipe, car pour l’instant, aucune parole ne sort de ma bouche. Je suis affairée à traiter dans le silence de mon crâne tous les sons que j’entends. Sur un mode logique, peut-être binaire, avec une grande colonne pour la langue de Papa, Maman, Olga, ensemble, et une grande colonne pour la langue de nos voisins suisses allemands. Peut-être la colonne du français connaît-elle très tôt une sous-division majeure entre le parler de ma mère et celui de mon père tant leurs intonations diffèrent. J’ai toujours été sensible au rythme et je pourrais danser sur un programme de lave-linge incluant un essorage. Cette sensibilité était contenue dans les parlers de mon père et de ma mère. Le suisse romand est un français très doux et traînant, avec parfois des montées dans l’aigu sur les « eu ». On y chérit tant la lenteur qu’on choisit des adverbes à trois syllabes au moins, qu’on les cumule, les dit doucement et gentiment même lorsque l’on enjoint à quelqu’un de faire quelque chose.

Nous sommes trois filles-enfants de ma mère, mes sœurs et moi. Aujourd’hui, mes deux sœurs sont parties vivre dans les montagnes suisses de notre père et moi je suis restée dans la plaine. C’est une plaine qui n’est pas baignée par les eaux de la mer, mais traversée par un grand et puissant fleuve, le Rhin. C’est lui qui, depuis toujours, dira-t-on pour sembler solennel face à la beauté, fait lien avec toutes les mers et océans de ce globe. De mémoire d’homme, il véhicule la civilisation.

La méditerranée, c’était le paradis perdu de ma mère. Pour moi, c’est un paradis perdu de deuxième génération. « Ami de nos jeunes années d’errance, toi qui es devenu bédouin à force de vivre avec eux alors que tu as d’immenses yeux clairs qui ne sont pas de « leur clair à eux », tes photos d’Afrique du Nord, me font encore et toujours vivre mes rêves de Sfax, Tunisie, terminus de la ligne Gafsa-Sfax et port ouvert sur la Méditerranée ». Sfax est la ville de naissance de ma mère, sous protectorat français comme le reste de la Tunisie au moment de sa naissance. Sfax, c’est mon « Désert des tartares » imaginaire. La ville est un port qui se situe à un bout et s’ouvre sur la mer avec des bords opposés trop lointains pour être visibles ou pour imaginer qu’on les abouche. Les projections vers le dehors que j’arrive à concevoir, inspirés par ceux que faisaient ma mère dans son enfance, sont des minuscules sauts de puces réalisés les week-ends de plaisance aux îles Kerkennah à quelques miles des côtes. Rien à voir avec les échappées sauvages de « l’Enragé petit mongol » de Cendrars avec qui mon père se fantasmait une filiation.

La vie à Sfax était une vie linéaire et riante, dorée au soleil et à la clarté comme un métal chauffé à blanc. Mais pauvre. Très pauvre. La mer y était là comme déversoir éternel des passions et des mauvaises pensées, qui se dissolvent dans l’écume des vagues. La mer est un spectacle total : le spectacle des yeux qui peinent à saisir l’immensité et qui ne sont pas dupes du mensonge de la surface. Le spectacle de l’imaginaire qui justement imagine malgré lui tout ce qu’il y a sous la surface et qui, quand il est suffisamment en paix avec lui-même, va se confronter à la réalité en plongeant pour observer un monde ondin, où les végétaux oscillent en lentes chevelures mystérieuses. Un spectacle des oreilles enfin où le rythme des vagues crépitant dans les cailloux approche un absolu. C’est bien dans cet émerveillement des sens, immédiatement accessible et jamais refusé ou, pire, retiré, qu’a grandi ma mère jusqu’à des 14 ans. Quand tant de trésors sont donnés pour acquis, difficile de se satisfaire de quoi que ce soit par la suite. Je vois l’existence de ma mère et de mes grands-parents comme ayant été une existence paisible heurtée, troublée, voire cassée, par le départ de Tunisie pour la France dans les années 60. Mes grands-parents ne se posaient pas de questions existentielles, ils jouissaient de la vie comme on jouit de la mer et du soleil qu’on possède à foison et qui dissipe les inquiétudes matérielles liées au lendemain. Moi qui suis pétrie d’angoisse et de raison depuis fort longtemps, je rêve d’un tel état où l’on s’ennuie à attendre le combat qui n’aura jamais lieu, car la chaleur rend tout le monde languide.

C’est pour moi l’idée d’un état de sécurité, que je ressens au plus fort de l’été, quand les températures dépassent les 35°, me chauffent de l’intérieur et me durcissent comme si j’étais une pièce de poterie. Je pense à cette poupée d’argile que je rêvais de fabriquer quand j’étais enfant. Chaque membre était modelé puis cuit indépendamment. Le tronc également. Le tout était ensuite assemblé de sorte que la poupée avait une parfaite souplesse articulaire. C’est la grande chaleur qui permet la fusion de la matière et c’est un peu comme si la grande chaleur opérait cette fonte de mes chairs et les emmenait à leur température de fusion microscopique me donnant après un corps plein et fort.

Aujourd’hui, j’ai retrouvé ce désert des Tartares originel. Je vis à l’est de ce qui est devenu mon Eden, Strasbourg. Je fais face à mes voisins germanophones de la Forêt Noire. Derrière elle, c’est le territoire de toutes les imaginations, et un mur pacifique et protecteur : aucun descendant de l’Enragé petit mongol ou du grand petit Tartare ne viendra me chercher pour me ramener à mon horrible famille. J’aime la langue de mes voisins comme une Atlantide retrouvée. Et je pense à Edith, qui me gardait à Bâle, en suisse allemand.

Les loups de mon histoire ne sont pas venus chercher leurs petits capturés par les hommes, car les mères pragmatiques ne voulaient pas mettre en danger les louveteaux qui leur restaient. Question de stratégie. Les pères, vantards, auraient bien aimé les récupérer, mais pas assez pour infléchir la volonté des femelles. De toute façon, les louveteaux goûtaient déjà les joies de la captivité. Les mères auraient eu honte de ces dégénérés. Moi, malgré le possible « chromosome perdu de Mongolie » allégué par mon père, que je situe plutôt en Ouzbékistan, si je me place dans la position de ces louveteaux volés, je ne veux pas que mes Tatares d’origine viennent me récupérer. Leur langue exotique ne m’intéresse plus. Ce n’est pas une langue de lettrés. Avec eux, je serais très malheureuse, car même si j’aime les chiens, les loups et les chevaux, je ne comprends rien au nomadisme.

Pour être bien, il me suffit chaque jour d’étendre mes bras, de faire des petits cercles avec ma tête et surtout de fléchir et de pointer mes pieds. Pointe, flex. Je n’ai besoin que d’un petit périmètre d’existence. À mon gène nomade, je concède l’amour des tapis. Actuellement, mon tapis est un kilim d’Anatolie. Je l’ai aimé passionnément, car ses oranges et ses rouges ponctués de violet ont enluminé mes jours. Je l’aime moins, car il a perdu de sa superbe pour avoir été aussi le compagnon d’élection de mon chien. La texture rugueuse du tapis lui rappelait le rugueux du dehors. Pourtant c’est un délicieusement raffiné marchand de la rue de Seine qui me l’a vendu. Nous étions à deux pas de la Seine, du Louvre, de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle. Rêve de beauté, de sapiens et d’exotisme. Le Moyen Âge est un exotisme. Mais nos Tatares : ce qu’il en reste n’osera jamais franchir ma montagne aux couleurs de wu long. Ils y savent les gens besogneux et attachés à leur paradis terrestre, qui est tel parce qu’il est stable et que cela suffit.

Là-bas, en Mongolie comme en Suisse, la terre ne donne rien. Trop acide, trop caillouteuse. C’est tout au plus de la pâture pour les bêtes. En Suisse, les bêtes paissent au pré et l’herbe de certaines terres fera le foin pour l’hiver. Faire les foins, en été, c’est un vertige où le minéral chauffe les parfums de foin. Le grattant des herbes ramène à la raison comme la peau d’âne sur la robe de soleil.

Ailleurs que dans mes rêves d’Afrique du Nord, je suis Sophie de Strasbourg, Sophie de Saint-Louis ou de La Sagne sur mon passeport. Je viens de Sfax par ma mère. Baschung chante cette ville et sa voix sur ce mot électrise. Sfax et Gafsa constellent les actes de naissance de mes aïeux. C’est dans les années 1880 que commence le protectorat français sur la Tunisie, écrasée par l’armée française. Un de mes deux arrière-grands-pères répond à la description du colon économique. Pourtant, alors qu’il quitte l’Ardèche puis Marseille avec sa femme, il semble que le goût de l’aventure anime au moins autant le jeune ménage que sa situation matérielle. Ernest Émile Genoyer, né à Privas, d’abord négociant puis tourneur-ajusteur avait voulu avec sa femme, Françoise Émilie Justine, née Maurel à Marseille, repartir pour la Tunisie, le pays de cocagne qu’il avait découvert pendant son service militaire. Du côté de mon grand-père, on était en Tunisie depuis plusieurs siècles et l’on avait des origines italiennes ou corses. La doyenne de ma famille qui s’éteint à petit feu dans une démence sénile parle encore des pâtes en disant « la pâte ». Les jurons italiens ont longtemps été pour moi une suite de sonorités étrangères dans la musique de ma mère, souvent assimilées par moi à tort à des jurons arabes plus nombreux.

Dans les années 1885, des gisements de phosphate sont découverts dans le massif de Gafsa. Des histoires de cailloux déjà. Les phosphates servent d’engrais. L’exploitation de ces précieux gisements est octroyée à la Compagnie des phosphates et des chemins de fer de Gafsa, entreprise française fondée dans le but de cette exploitation, à condition qu’elle construise en échange une ligne de chemin de fer entre Sfax et Gafsa. C’est la fameuse infrastructure léguée par le colon. Ce sera une ligne à voie métrique et c’est à cette ligne de chemin de fer que toute la famille de mon grand-père maternel travaillera. Mon arrière-grand-père, Barthélémy Napoléon Antoine Bottary, né à La Goulette en 1877, est mort d’un accident du travail à Meltaoui. Ma mère, qui avait beaucoup d’imagination, disait que cet aïeul était ingénieur des ponts et chaussées ! Il était en fait chaudronnier. Le cerveau peine à passer de la forme circulaire du chaudron à la rectitude du rail de chemin de fer, mais s’ouvre ensuite à une autre dimension.

Je n’ai pas réussi à savoir quelle était la tâche précise de mon arrière-grand-père. Travaillait-il dans des ateliers itinérants ? Façonnait-il un métal ductile pour lui donner la forme longiligne des rails ou les forgeait-il au marteau et à l’enclume ? Un jour, je plongerai plus avant dans la science des rails, de l’acier et de la forge. Dans l’enfer de Vulcain, je retrouverai ma fascination pour le magma.

J’ai toujours aimé les traverses de chemins de fer et les chemins de fer en général. Mais je mettais ce goût plutôt au crédit de ma patrie paternelle, la Suisse, où les chemins de fer sont d’une importance cruciale. Je les ai beaucoup empruntés pour rallier le berceau paternel, Le Locle. Les CFF ont nourri mon impression de bilinguisme enfoui, car dès que j’ai su déchiffrer, j’ai essayé de lire en allemand et en italien aussi les interdictions de se jeter sur les voies ou d’utiliser les toilettes à l’arrêt.

Le berceau de ma famille paternelle est à La Sagne. Pour moi, aucun exotisme, le sujet est d’une noirceur d’encre. Cela vient forcément à l’esprit : « ça saigne à La Sagne » ! Mais, réflexion faite, c’est à un esprit torturé que cela vient ainsi. Un bienheureux entendra plutôt « ça soigne à la Sagne ». Malgré la belle santé de cette pensée, vous, le bienheureux, regretterez de ne pas être plus tourmenté lorsque viendra l’hiver. Dans cette vallée près de la Brévine, ce sont les tumultes intérieurs qui réchauffent (avec l’absinthe) lorsque les températures et les remparts de neige pellés à force de dos d’homme, presque des bêtes, font croire à une petite Sibérie.

J’ai quitté la Suisse à trois ans, pour traverser la frontière et continuer l’histoire en France, à Saint-Louis, une bourgade sans âme, mais avec du capital économique, la pire association selon Bourdieu. C’est là qu’est née ma folle imagination. J’y avais tous mes potes, les meilleurs étant les plus déscolarisés. J’avais aussi une mobylette, non débridée. Car j’étais sage.

Ma mère racontait qu’un scorpion avait failli la piquer alors qu’elle jouait sur un tas de sable, en bas de l’immeuble où ils habitaient, à Picville, le quartier populaire de Sfax. Cela me semblait terrible. J’ai placé cette narration sous un soleil que je ne connais pas et dont la brutalité peut rendre les actes décisifs si l’on en croit Camus. Les dattes servilement achetées par mon père tous les samedis au marché Gro de Huningue étaient la plus délicieuse friandise. Un peu magique aussi. Trois dattes permettent de survivre trois mois dans le désert, à condition d’en sucer le noyau jusqu’à sa dissolution. Pourtant, palmiers dattiers et dattes sont ennuyeux : le palmier est une herbe et le noyau monolithe.

Je cuisine de plus en plus comme ma mère, des plats tunisiens, et je m’aventure dans des recettes qu’elle n’a jamais visitées, car les livres me suffisent comme professeurs. J’ai désormais deux beaux couscoussiers ventrus comme tout couscoussier qui se respecte. Ma notion des quantités est faussée parce que je faisais les courses pour la maisonnée quand j’étais une petite fille de 8-10 ans. J’aimais partir à la découverte du mode. Elle était à ce prix et cela ne posait aucun problème à ma mère de me voir revenir chargée comme un bourricot. J’ai aussi un immense plat rond en fer blanc muni de deux anses en bois rouge pour rouler le grain, le keskass. C’est celui qu’utilisait ma mère.  

Lorsqu’il a fallu débarrasser la maison familiale à son décès, j’ai vidé, vendu, débarrassé une vie d’objets. Pas de bijoux oubliés, de reliques de valeur, que des souvenirs sans prix. J’ai récupéré ce plat d’au moins 70 cm de diamètre qui sert à rouler le grain, d’aucuns disent la graine. Le roulage du grain tient du pétrissage et de l’égrenage à la fois. Sa plasticité est unique : on ramène le grain gonflé par la vapeur d’eau sur lui-même, on le comprime et on le terre comme un animal dans un coin du keskass. Il gonfle dès qu’on relâche l’emprise des mains.

Les joies de la cuisine ne me sont pas apparues spontanément au sortir de l’adolescence. Je n’ai jamais rien cuisiné à mon premier amoureux ! Pourtant c’est à lui que je pense en écrivant… L’écriture fait faire des liens là où ils n’apparaissent pas dans l’action. Si j’étais mathématicienne, je corrélerais la qualité de la relation amoureuse et le nombre de couscous préparés aux suivants. Cela ne m’apprendrait rien, mais les chiffres sont rassurants. Lui cuisinait. Toujours la même chose. C’était mignon. Du gras et de la crème. Maintenant que nous nous sommes oubliés, je peux le dire : c’était très chou notre histoire. Je le faisais pleurer, reproduisant la méchanceté de ma mère à mon égard, lui me le rendait en me trompant frénétiquement.

Il me faut continuer un peu dans le registre culinaire, puis ce sera tout. La cuisine suisse et la cuisine pied-noire… Ma mémé, l’huile d’olive, les ragoûts, les kakes. La nourriture était une obsession et très tôt dans la matinée, il s’agissait de prévoir le repas de midi. Je petit-déjeunais de kakes tandis que les marmites préparaient le salé. Au dessert, un fruit, éclipsé par le souvenir de dômes ruisselants de vermicelles aux marrons sur meringue avec chantilly servis à la table suisse. Quand le fruit était un melon, mon grand-père appréciait doctement sa maturité. Puis, au grand damne de l’assemblée, mes sœurs et moi lui faisions la peau, chacune rongeant la peau du fruit jusqu’à la rendre transparente. Nous avions un bel appétit ! Ou nous étions barbares.

Ma mémé régnait dans sa cuisine où elle houspillait Tata Rosette, sa sœur. Elle était mauvaise langue et semblait craindre le courroux de son mari. Elle semblait sa servante lui apportant son petit-déjeuner au lit. Elle en faisait un seigneur susceptible et prédisait souvent une colère tonitruante. Il était soucieux de sa personne et une soupe pas assez chaude le faisait tempêter. Ma mémé aimait-elle jeter de l’huile sur le feu pour attiser l’ire de l’homme ? La question reste ouverte. N’ayant investi aucun territoire intellectuel, elle s’ennuyait et vivait en commensale de son mari, dans la tête duquel il se passait plus de choses. Son mari fournissait un divertissement à sa vie intérieure.

Je me demande néanmoins si ma sagesse de l’Orient ne vient pas de ces femmes, ma mémé Louisette et sa sœur Rosette, que j’ai d’ailleurs toujours trouvée où se trouvait ma mémé. D’elles j’ai appris une manière chuintée de mouvoir le corps puis de l’asseoir, comme on s’affale sur une chaise. Elles effectuaient trois fois par jour un bal des balais plus accaparant visuellement que celui de l’apprenti sorcier de Goethe. Autour de la table, reine de la salle à manger, c’était comme un bal vain et inspirant. Je pensais aux ondoiements des éléphants de mer sur la terre ferme. Sitôt le repas du pacha achevé, alors qu’il y avait encore des convives attablés, ma mémé et ma tante se mettaient à balayer le pourtour de la table en cognant les pieds de table. Ma tante était particulièrement imprécise dans ses mouvements, car elle était presque aveugle. Toutes deux évoluaient lentement, près du sol, et leur corps dodu et compact dansait sur lui-même. Mon grand-père s’énervait parfois que le bal des balais débutât trop tôt. Mais, les balayeuses ne cédaient pas, investies qu’elles l’étaient d’une « mission d’humanité » supérieure à toutes les autres. La danse de ces corps m’apaisait après la véhémence des paroles et les coups de gueule qui avait pu ponctuer le repas.

Je songe maintenant au titre de Duras, « Un barrage contre le pacifique » et suis admirative de la ténacité des êtres qui poursuivent ainsi leur tâche comme s’il n’y en avait aucune autre au monde. Je suis incapable de cet aveuglement ou de cette constance, selon le point de vue. Plus tard, je n’ai pas compris que le psychanalyste ne s’ennuie pas d’avoir à se lever pour raccompagner et venir chercher son patient dans la petite salle d’attente au bouquet de fleurs. Cet homme n’était pas en phase avec le rythme du temps. La répétition lui pesait.

Le jour de ma naissance, quand mon sexe a révélé une fente plutôt qu’une protubérance, l’orgueil de ma mère a été piqué. Elle avait déjà un modèle avec fente et attendait le modèle à protubérance, car dans sa famille, c’est ce qui avait de la valeur. Des photos prises par mon père au Kinderspital la montrent souriant de manière crispée. Elle ne m’a pas aimée. Aucune de mes réussites, aucun de mes exploits d’enfant précoce n’en était pour ma mère. Elle avait l’esprit vif et la langue acerbe. Pourtant je la vois demeurée, ou au moins immature, de n’avoir pas su prendre soin de sa couvée.

Le modèle féminin que ma mère avait déjà était mon aînée, de deux ans et demi, qui s’intéressait peu à moi. Elle était lente et rétive à tout enseignement. Elle jouait avec ses excréments et faisait perdre patience à ma mère, qui la battait. Ma sœur vivait dans une bulle et avait la faveur de mon père. Après moi, arriva deux ans plus tard ma cadette. Ma mère avait alors sublimé son désir de garçon. Sur toutes les photos, la cadette me regarde du coin de l’œil. Elle mesure le temps qui lui reste avant de me rattraper et prendre tout ce qu’il y a à prendre. Mes sœurs ont eu des enfants. Moi pas. C’est une douleur éternelle, mais je n’ai pas besoin que les enfants soient les miens pour les aimer.

Pendant ce temps, la pierre née de la compression magmatique était à la pouponnière du feldspath. Poussée à temps d’éternité, elle allait affleurer. Un mineur suant sang et eau, à moitié nu, les cheveux sombres et le front ceint de la bride d’un sac allait la cueillir dans sa gangue de basalte. On était sur le plateau du Deccan, à l’est de la ville encore appelée Bombay. Jusqu’au sud du Rajasthan, le Deccan se déroule en coulées de lave. Deux mille quatre cents mètres d’épaisseur ! Le mineur creuse, il a de l’expérience. Il n’a jamais vu une telle pierre.

Bien avant mon arrivée, ma mère a eu une histoire complexe avec la Tunisie. Je m’en suis dépossédée pour me reconnaître uniquement dans la géographie de mon père, obscure et hérissée de noirs sapins. Mon récit prend ici un parfum que Maldoror ne renierait pas. Plus encore, c’est la réalité qui offre un violent visage. Destruction et désolation qu’enfante une union qui dégénère en quelques années. Le mariage de mes parents, de ces deux cultures et de ces deux milieux aurait pu être heureux et fécond, il ne l’a pas été. Ils portaient en eux trop de blessures.
Mon père venait d’un univers austère et laborieux. Ma mère était « mère au foyer », mais son entretien ne l’intéressait guère. Elle avait des amies et des conversations téléphoniques interminables. Elle faisait aussi souffler un vent d’euphorie dans la maison : volume au maximum, les 45 tours défilaient sur la platine et nous dansions. Ma mère se regardait dans le miroir mural, moi, j’étais trop petite pour m’y voir. Notre maison était sale, mais c’était surtout le contraste avec l’univers briqué de mes grands-parents suisses qui m’interpellait. Je n’ai pas grand-chose à redire à cette négligence domestique. Je remercie ma mère du bon système immunitaire qu’elle m’a laissé me construire. Pour mon père, en revanche, la différence entre sa mère et ma mère a été dramatique. Certes, il fuyait l’ordre millimétré de son milieu bourgeois pour la bohème. Mais ma mère cachait aussi dans ses grandes jupes un mépris profond pour ce qui devait se conquérir par l’effort. Ma mère était une peste, mon père était faible. Ma mère, culture machiste oblige, méprisait les faibles. Ils se sont rencontrés et aimés à Londres. Il était doux et lui écrivait des poèmes. Elle était vive et belle.   

Avant donc de retourner sur les monts suisses, je veux penser encore à la petite fille qui jouait à Sfax sur le tas de sable, au risque de se faire piquer par un scorpion. J’ai fini par penser que le scorpion était né de l’imagination de ma mère, qui exaspérait ses parents déjà vieillis. La petite n’allait pas non plus connaître les jeux de fratrie. Trop d’années la séparaient de ses aînés. Une économie de mouvements aggravée par les chaleurs tunisiennes régnait chez les Bottary. Sur ses photos de classe, la petite, est parfois mélancolique, parfois souriante d’un sourire de galerie. Plus tard, elle dira que sa mère ne lui avait rien appris, préférant faire à sa place plutôt que de lui apprendre à faire. Elle dira aussi les colères de son père devenu intolérant aux trébuchements de l’enfance.

Mon père au contraire était l’aîné et son cadet avait plus de dix ans de moins que lui. Je lui dois d’être une Vuille de La Sagne, une minuscule bourgade. Son territoire plat est ponctué de fermes basses et constellé de vaches. Les Vuille s’y sont implantés au début du 16e siècle pour élever du bétail et y ont tantôt vivoté, tantôt prospéré autour de pâtures qui ont fait l’objet de péripéties juridiques. Ils constituent aujourd’hui le Fonds des Vuille, des droits de jouissance devenus possession de pâtures. Dans mon enfance, je regardais l’arbre généalogique avec fascination et révolte : y figurent ma grand-mère et ma mère en tant qu’épouses d’un Vuille, mais ni moi, ni mes deux sœurs. Machisme au sud, sexisme au Nord ! On connaît la chanson.

À temps d’homme cette fois-ci, la pierre arrive sur un marché de la vallée du Cachemire, dans la rustique Srinagar, où on file la laine de la chèvre cachemire. C’est inhabituel. Le négoce de pierres se fait plutôt à Jaipur, la capitale du Rajasthan. Mais le mineur veut se débarrasser au plus vite de la pierre. Il a peur. Ce n’est pas rare qu’un mineur subtilise un minéral. S’il est expérimenté, il sait négliger sa découverte jusqu’à pouvoir la faire sortir du boyau où il l’a extraite. Non, il a peur, car l’affaire les dépasse, lui et sa famille partie sur les routes pour vendre la pierre. Il a décidé de ne pas attendre sa prochaine réincarnation pour voir son sort s’améliorer. Il n’a pas lu Steinbeck, mais il sent qu’un malheur plane sur eux.

C’est dans la chambre du nord que Néron avait son panier. Son odeur m’a suivie jusqu’à mon braque à moi, que j’ai aimé passionnément. Chaque jour de sa compagnie. Mon grand-père donc avait un chien, qu’il avait nommé Néron. Mon hypothèse était qu’il assouvissait ainsi le désir de se débarrasser de sa mère à laquelle il restait soumis. Nous, nous avions des chats. Le premier était la quasi-propriété de mon aînée. L’entrée dans le christianisme par le catéchisme a coïncidé avec l’adoption des trois chatons de la gouvernante du curé. Guimauve a vécu bien plus longtemps que ses frères Clovis et Dagobert, qui menaient la grande vie dans le terrain vague voisin. Nous avons eu des petits, parfois des chatons mort-nés. Notre mère nous a laissées en disséquer quelques-uns, non sans quelques réticences. Ce n’est que maintenant que je pense avec un haut-le-cœur à mes gestes qui tentaient de percevoir la consistance de la chair, dans une odeur douceâtre écœurante. La liberté que nous laissions à nos chats avait son revers : beaucoup ont disparu.

Dans ma famille suisse, il y avait l’horlogerie. Elle y est entrée comme dans presque toutes les familles de La Sagne et des environs pendant les hivers où les paysans n’avaient rien d’autre à faire pour s’occuper. La région est devenue virtuose en la matière. Mon arrière-grand-mère, Marguerite, née Richard, disait en chevrotant que son père avait apporté une grande innovation à la vallée. Je la sentais bouffie d’orgueil sous ses dehors incroyablement modestes. Elle avait été institutrice et avait élevé six enfants, trois garçons et trois filles sans que ceux-ci lui donnassent beaucoup de petits enfants. Mon père était son petit-fils préféré ; elle lui tricotait des chaussettes et parlait de poésie avec lui. On insistait beaucoup sur le fait qu’à 95 ans, nonante-cinq ans, elle avait toujours sa tête.

Elle logeait à Mireval une résidence destinée aux personnes âgées où j’allais faire du porte-à-porte pour vendre des insignes du 1er août. J’adorais sonner à chaque porte et découvrir un autre être humain derrière chacune d’elles. Chaque rencontre était phénoménologiquement bouleversante. Bien loin de Strasbourg où ce sont la civilisation et la culture qui ont fait souche il y a longtemps, cette terre d’éleveurs et d’horlogers, a aussi vu naître le frère cadet de mon père, Tonton Frédé. Là-bas, les gens sont besogneux et s’abritent de l’hiver dans des fermes au toit obtus, Gide y a composé sa symphonie pastorale : les étés sont aussi explosifs que s’ils étaient antarctiques. Mon oncle, lui, est né dans ce coin du monde sous le signe de la luxure et a fait profession de joaillier. Il est mort aujourd’hui. Il a tiré sa révérence dans un piteux état sanitaire et en jouant un tour pendable à ses présumées légataires, ses trois nièces. Sa vie a été marquée par la perte précoce d’une de ses jambes.

Il partait très loin, en Inde, en Afghanistan, en Iran et revenait avec des pierres qu’il vendait. En Afghanistan, il a eu un grave accident de voiture. La jambe s’est infectée, gangrénée. Il a été rapatrié trop tard en Suisse, il a fallu l’amputer. J’étais très petite, je ne sais pas quelle incidence cet événement a eu sur moi, car ses récits de voyage continuaient à éblouir ma vie. Il est reparti, claudiquant sur sa prothèse et vivant d’une pension de la Confédération suisse. Quand il voyageait, il ramenait encore des pierres que sa mère faisait monter en bijoux. Ma grand-mère aimait beaucoup les bijoux. Elle en avait eu peu dans l’écurie où elle était née. Frédé dessinait, il avait fait les beaux-arts. J’ai un dessin de lui, une rue en Turquie. Il s’en dégage une impression un peu flottante, pas assez pure pour être surréaliste. Pourtant, elle ne supporte pas une contemplation de plus de quelques minutes, car alors comme le reflet de Dorian Gray démasqué, elle se met à danser et en prêtant l’oreille on entend un rire sardonique. 

Ma grand-mère a perdu un solitaire qui devait me revenir à sa mort, disait-elle. Ceci aurait été injuste par rapport à mes sœurs, mais j’étais sa préférée. La pierre s’est échappée de son sertissage. J’imagine la pierre, un gros diamant, perdu entre des rails de chemins de fer, mêlé au ballast. C’est une belle fin pour une pierre qui avait passé des années à la naissance d’un doigt rapiécé : dans un grave accident de voiture, ma grand-mère avait été grièvement brûlée. Elle avait été greffée au visage et aux mains. Le diamant avait tourné autour d’un annulaire recouvert de peau des fesses. Perdu dans l’infini foisonnement de la surface du sol, il a disparu de l’orbite des Vuille et ressurgira peut-être pour les filles de mes sœurs ou leurs descendants, quand toutes les pièces du puzzle, secouées en tous sens, auront retrouvé un agencement plus sain. J’imagine parfois que dans ma vie il en va et il en ira comme dans ces jeux vidéo où les personnes, à défaut de mieux, réapparaissent selon une logique d’algorithme. Avec un aléatoire réel. Contrairement aux boîtes noires des avions, les boîtes noires des IA n’ont pas encore livré leurs secrets.

Souvent enfant, j’ai rallié la petite ville d’Huningue en suivant les rails de voies de chemin de fer désaffectées. Au printemps et en été, c’était extatique : les fleurs et les buissons florissaient sur un sol caillouteux. Chicorée sauvage, berce du Caucase, carotte sauvage dans des odeurs de bitume opulentes. La grande délicatesse des ombellifères me donnait des envies de parures. Je me promettais de demander à l’Oncle Frédé de me faire une bague reproduisant l’ordre fractal des fleurs blanches. Je pensais de moi que j’avais des goûts fort modestes. Plus dynamiquement, j’aimais m’astreindre à sauter d’une traverse à l’autre sans poser le pied dans l’océan interstitiel des pierres tranchantes et sans non plus poser les deux pieds en même temps sur la même poutre. L’exercice était parfois difficile : je n’étais pas sportive et, que les poutres se rapprochassent trop ou au contraire s’éloignassent au-delà de l’envergure de mes jambes, je devais me résoudre à poser les pieds dans les cailloux. La sensation était peu agréable. Parfois, je stoppais le jeu, saoule de l’effort rythmique et aussi parce que dans ce no man’s land, j’avais conscience de ma vulnérabilité, loin devant mes sœurs et ma mère.

La pierre, que nous suivons depuis le début de ce récit, est arrivée à Srinagar, donc. C’est le moment de la décrire un peu. Elle n’a rien à voir avec le diamant de ma grand-mère et avec les GAFA des anciens, j’ai nommé la tétrarchie, diamant, rubis, saphir et émeraude. C’est une pierre semi-précieuse, une pierre de lune avec un reflet saphir-bleu du Cachemire très homogène. Elle sort de l’ordinaire. Elle a la taille d’une grosse noix et sidère littéralement quiconque la regarde d’un œil torve. Elle n’a pourtant rien à voir avec quoi que ce soit de magique. Aux doux un peu faibles, elle donne envie d’y plonger pour tester sa promesse de voie lactée. Sur le marché, elle a été taillée en cabochon. C’est l’usage pour les pierres de lune, car cela fait ressortir son adularescence.

On ne détaillera pas les circonstances de l’achat de la pierre, car on ne les connaît pas. Frédérick passait six mois au Cachemire. Il en est revenu comme d’autres fois avec des petits carrés de papier de soie. Plusieurs épaisseurs. Dedans, des pierres, dont la nôtre. Il était en train de déplier la pochette, l’atmosphère se chargeait d’une densité inédite. Un soupçon de mystère. Du rêve plutôt pour moi. À l’époque, j’étais attirée par la forêt amazonienne et le jade que travaillaient les Mayas. D’un de mes livres préférés, j’avais tiré une leçon personnelle. Il y avait d’un côté des escaliers vertigineux d’où dévalaient des corps ensanglantés et, d’un autre, des morceaux de jade patiemment travaillés à la ficelle et à l’eau. L’apparence laiteuse de la pierre nourrissait mon imagination et je m’habituais aux jeunes filles vêtues de blanc, coiffées de noir et couvertes de rouge. Un autre continent. Je savais bien que des sacrifices, il y en avait partout. En attendant, je me racontais que les pierres minuscules dans leur papier de soie avaient le pouvoir de changer une voire plusieurs existences. Ma grand-mère n’était pas moins ébahie que moi.

La situation politique du Cachemire n’était pas alarmante à l’époque du récit et ce mot n’évoquait alors que la fève pour moi. L’opulence de mes grands-parents déployait le meilleur d’elle-même dans le choix des objets qui décoraient « La Colline ». Deux murs de la chambre sororale étaient tendus d’un immense « châle cachemire » neuchâtelois. Chaque soir, je suivais les méandres du motif jusqu’à une étrange forme centrale noire et étoilée. Il était dit que ce « châle cachemire » était neuchâtelois. Le Cachemire était pour moi un coin du canton de Neuchâtel, mais où mon oncle passait six mois de l’année au titre de ses voyages en Inde ! J’ai vécu avec cette absurdité jusqu’à la rencontre d’un châle aux motifs cachemire alsacien. Pour le moins perturbée, je me suis résolue à prendre ces signifiants contradictoires à bras le corps.

Je n’étais pas sotte pourtant et j’avais déjà fait des rencontres humaines et intellectuelles enrichissantes. J’avais rencontré le latin. Dans ces années collège où je devais aussi rencontrer mon chéri, j’attaquais d’un appétit neuf les déclinaisons du latin. Celles de l’allemand avaient toujours eu un goût de réchauffé. Mais j’étais vexée d’apprendre que le latin était une langue de terriens, qui, pour les hellénistes, avait la lourdeur d’une langue de paysans. De ceux qui manient le soc et la charrue aidés de bœufs lourds et solides qui tracent des sillons toujours et encore. Des sillons comme des chaînes de montagnes avec un adret et un ubac au creux duquel la graine poussera racine. Il y avait beaucoup de paysans dans ma famille, mais c’était là aussi qu’il y avait la culture. Je n’y comprenais rien. Mais j’avais un bon feeling avec le latin. Ma graine à moi.

Mon oncle me semblait mener une vie complètement oisive. Je pensais qu’il était dans un éternel « avant que cela ne commence », car je ne concevais pas la vie sans activité professionnelle. Lui était clairement dans un autre paradigme : il lui suffisait de jouir ! Il partait en voyage avec un ami, souvent son amant, revenait, repartait. En Inde, mais aussi en Turquie ou en Afghanistan avant les chars russes. Il vivait avec les locaux. Sa rente d’invalide suisse lui permettait de vivre confortablement dans ces pays pauvres. Il avait un don fantastique pour la communication et la fraternité. Sa démarche était plus proche de celle du pèlerin que de celle du touriste. Je n’ai jamais vu la moindre photo prise par lui. Il dessinait parfois les lieux, pas les gens. De lui, je ne connais qu’une silhouette voilée et furtive ou le portait de mon grand-père, son père. Il était à l’aise dans les lieux très peuplés et la promiscuité lui était bonne amie. Je ne peux m’empêcher de penser que le Tonton Gabriel de Zazie inventé par Raymond Queneau est bien vu. Aucune lubricité, jamais, de la part de Frédé.

Pour les personnes qui donnent dans l’ésotérisme, la pierre de lune est une pierre féminine. Par opportunisme, je fais de cette idée ma transition : j’ai très vite su que Tonton Frédé aimait les hommes. Je l’ai peut-être même toujours su. Sa vie d’homme, Frédé l’avait d’abord partagée avec Willy, un professeur genevois raffiné et cultivé, puis avec Henry, un antiquaire. Willy ressemblait à Gandhi. Sa délicatesse m’enchantait et il m’était impossible de l’imaginer faire quoi que ce soit de sexuel avec mon tonton. Henry était gras, mais grand. Ses mains baguées et boudinées se mouvaient au rythme de ses gloussements. Il avait des intonations de folles et des remarques de précieuses. Ce sont les gloussements qui ont fini par me convaincre de l’homosexualité de mon tonton, par ricochet. Mais je me représentais mal en quoi consistaient leurs jeux érotiques. 

J’aimais beaucoup Henri, brun et barbu comme un ours, mais doux et mou comme du beurre. Sa femme lesbienne avait une galerie d’art à Genève. Henri aimait beaucoup mes parents et nous offrait des affiches ou des gravures lors de ses visites. La programmation de la galerie genevoise était pointue. Certaines images se sont si profondément gravées en moi que je ne peux toujours pas les supporter sur mes murs. J’ai aimé plus que moi-même les images de Cozette de Charmoi, ses tours Eiffel et ses ballons dirigeables à tétons. Il y avait aussi trois fillettes-poupées. L’une dormait, l’autre souriait et la troisième pleurait. Des années durant, j’ai croisé les yeux de ces visages ; ce sont ceux de la poupée souriante qui me répondaient toujours. Comme j’aimerais savoir avec laquelle de ces trois poupées conversaient mes deux sœurs !

Tonton Frédé était le seul membre de ma famille suisse à être un tant soit peu loquace quand il s’agissait d’affects et d’histoire familiale. Pour paraphraser Brel, chez ces gens-là, on ne parlait pas, de soi. Frédé, lui, expliquait son homosexualité en disant que c’était sa mère qui l’avait fait homo. Si ces révélations me choquaient, elles m’apportaient aussi une lecture limpide de la situation. J’appris un jour l’existence d’une sœur mort-née dans le grand laps de temps qui séparait les naissances de mon père de son frère. 

 Frédé était beau et déluré, il tournait en bourrique ses amants. Pourtant l’histoire de la pierre que nous avons entamée allait révéler un Frédé amoureux et confronté à une fin de non-recevoir. Il devait souffrir du mépris que celui qu’il aimait avait pour son homosexualité. Frédé, sous sa bouffonnerie, était un esthète, qui épongeait ses douleurs dans l’alcool. L’art et la joaillerie avaient été une tentative de communication avec son père, qui, lui, semblait ne connaître que le travail. Il allait, tenu par ses devoirs, en protestant rigoriste. C’était le fils d’un industriel de l’horlogerie du début du 20e et de Marguerite, que nous avons déjà rencontrée. Philippe, mon grand-père, étant le quatrième de la série de six et assurément pas le plus aimé de Marguerite. Pourtant, c’était le plus dévoué des fils. Une fille, lesbienne, était aussi très présente. Les autres vivaient à Bâle, Genève ou Zurich. La cadette avait épousé un terrifiant professeur de psychiatrie, qui n’avait jamais réussi à admettre la scientificité de la « découverte » de l’inconscient par Freud. Mon grand-père aimait les belles choses. Ce goût du beau lui avait fait épouser ma grand-mère, une paysanne au visage atypique. Il l’avait remarquée au temple, me racontait-elle quand je l’accompagnais dans la maladie qui allait avoir raison de sa volonté de fer. Mon grand-père était plutôt laid. Il n’était pas le parangon de vertu qu’il avait incarné pour ses fils et pour moi. Les deux rejetons l’avaient toujours confusément senti. Avaient accepté les compromis, pour l’argent peut-être. Ils ne s’en étaient pas remis. Avaient erré sans repère. Victimes devenues bourreaux.

Ma grand-mère avait alors changé de classe sociale et avait désormais fréquenté le banc des Vuille au temple. Dans le protestantisme local, particulièrement radical en son temps, le temple demeure un lieu de foi. Mon grand-père aimait la peinture. Aucune plainte (chicane, en suisse romand) n’était recevable lorsqu’il nous faisait arpenter les salles des musées. Ma mère aussi a fait un mariage qui l’a fait entrer dans un milieu plus aisé que le sien. Je crois qu’elle aurait aimé que des liens se créent avec sa belle-mère du fait de cette similarité d’expérience. Il n’en a rien été. Ma grand-mère à la volonté de fer, d’avoir lutté toute sa vie pour se faire accepter par des belles-sœurs redoutables ne se sentait pas de chaperonner ma mère. Ma mère quant à elle n’a jamais vu les failles de ma grand-mère. Un dialogue de sourds entre ces femmes qui dialoguaient par l’échange de somptueux cadeaux. J’ai ressenti un grand chagrin pour ma mère, qui me racontait sa déception à ne pas voir son nom dans les multiples testaments et codicilles rédigés par ma grand-mère d’une main tremblante. Pour la plupart, ils attribuaient à la hâte un élément de mobilier au fils chéri, Frédé. Qui n’est pas revenu d’un séjour en Turquie pour les funérailles de sa mère ! « Tristesse », comme disent les ados contemporains.

 Si mon grand-père aimait l’art, il ne prononçait jamais ce mot aux sonorités de gorge. Les tableaux qui parsemaient la Colline semblaient y avoir été accrochés de toute éternité sans que je ne pusse, dans mon ressenti de bambine de 4 ans, rattacher leur arrivée à aucune intervention humaine. Une telle expérience juvénile de l’art se rapproche peut-être de la révélation christique. J’aurais pourtant pu soupçonner une intervention humaine dans la présence de ces « mondes circonscrits par un cadre », car le Vlaminck disparu au moment de la succession était exactement accroché à la hauteur des yeux de mon grand-père. Lorsqu’il s’asseyait dans le fauteuil qui le faisait ressembler à un éléphant de mer. Il s’y asseyait pour lire, pour voltiger aussi, car de là l’œil saisissait la colline en face, de l’autre côté de la cuvette du Locle, après un à-pic vertigineux. Le tableau, je m’en souviens, hurlait son insaisissabilité. C’était le dernier ancrage de l’œil avant le grand saut dans le paysage. Le grand huit pour une petite fille.

Ma mère aussi aimait l’art. Notre maison était une exposition permanente et changeante. Grâce à cette commissaire d’exposition fantasque et peu sensible à l’art plus protocolaire de l’encadrement, j’ai eu droit à une proximité de l’art à la Rothko. D’où ma mère avait-elle hérité de ce goût pour Magritte ou Gauguin ? Du pays de soleil et de beauté où elle était née ? Pas de sa famille. Cette différence entre elle et sa famille alimentait le malaise qu’elle entretenait avec ses origines. Ma mère était un peu snob aussi. Elle n’aimait pas les santons de Provence et les décorations rustiques. Elle disait qu’elle avait honte de sa famille, je l’accusais intérieurement de la renier. J’étais injuste, car ma mère était une vraie esthète. Un ayatollah de la beauté. Elle avait des goûts très sûrs, quand elle ne donnait pas dans la provocation. Couleurs, matières : l’artisanat bâlois lui a parlé tout de suite. Après la mort de mon père, son obsession de la symétrie s’est étendue à l’agencement des placards, éponges et citrons dans le réfrigérateur. La crasse poissait la vaisselle, qui cependant s’ordonnait en une symétrie si complexe qu’il fallait plusieurs minutes pour comprendre ce qui faisait axe. Ma mère avait besoin de s’abstraire de la réalité et se serait bien vue au-dessus des éthers de Baudelaire.

Si la rencontre de mes parents n’était pas des plus probable, elle eut lieu. Les visites de musées et la flamme des conversations à Hyde Park en ont été les catalyseurs, peut-être. Ma mère, une Française de Tunisie, catholique de milieu populaire a ainsi épousé mon père, un fils de famille suisse calviniste et idéologiquement de gauche, dans une ville nouvelle de banlieue parisienne. Dans le mystère de ce qui fit la rencontre de mes parents, on peut dire que mon oncle Frédé et ma mère se sont bien trouvés aussi. Ils avaient un grain de folie en commun et partageaient égocentrisme et irresponsabilité. Frédé était attiré par l’orient. Le parler de ma mère avait le chatoyant et la violence des pays de la Méditerranée. Ma mère avait une silhouette d’amphore et un nez magnifique. Frédé la disait belle. Elle aimait les miroirs. Frédé exhibait son moignon et n’en avait pas honte.

Mon père, comme son frère, aimait les joyaux. Les siens, c’était les mots. Ma mère y avait été sensible. On maniait le verbe avec brio dans sa famille et a une cadence qui pulvérisait le parler suisse de mon père. Mes parents se sont rencontrés en 1968. Ma mère avait 22 ans, mon père 26. Ma mère était vierge, mon père, je n’en sais rien. Elle était jeune fille au pair chez le baron et la baronne de Juniac. Mon père faisait un compagnonnage linguistique : après Francfort et l’allemand, c’était Londres et l’anglais. Il travaillait pour payer sa chambre chez une logeuse, so british. Il nous racontait qu’au moment des soldes, chez Selfridges où il travaillait, les ladies s’étripaient pour un chiffon. J’ai voulu étudier dans le collège où ils se sont rencontrés : le City of London College, j’ai atterri dans un homonyme au cœur de Whitechapel, le quartier où officiait Jack l’Éventreur. Je m’imaginais bien la misère qui y régnait au 19e siècle. Les habitations anglaises ont quelque chose d’impudique qui facilite l’imagination. Les immeubles de brique, aux boiseries arborant un centimètre de couches de peinture, exhibent leur sous-sol glauque et leurs tuyaux domestiques, eux aussi peints en couches opaques. Les entrées étroites et obscures rappellent toujours que la lumière est un luxe, dans l’East End surtout. Au 19e régnait dans ce quartier une promiscuité sordide. L’afflux d’immigrants avait fait exploser la population de Londres. On y vivait au jour le jour dans l’alcool de mauvaise qualité. Sans toit permanent. On dormait dans des foyers où on louait une case à même le sol ou pour moins cher une place à la corde où l’on dormait debout. On mourait jeune, malade, la mortalité infantile était élevée : tout était sordide. C’était la révolution industrielle du tout proche 19e siècle. Non, ce n’était pas mieux avant. Le City of London College de mes parents se situait dans le coin du Barbican center ; c’était un respectable établissement dont mon père ressortit diplômé et ma mère honteuse, au point de mentir toute sa vie à sa famille sur l’obtention du diplôme. Mais moi j’étais ravie d’être allée faire un tour dans le quartier de Jack l’Éventreur. Comme l’Opéra de quat’sous de Brecht, le sordide à la Dickens me fascine.

La mouche de l’anglais m’a piquée tôt et j’énervais mon prof de 4e qui ne voulait pas ou ne pouvait pas satisfaire ma curiosité. Je me souviens de mon impatience à vouloir dire ceci ou cela, de ma frustration à ne pas l’apprendre, puis de ma résignation. Jamais je n’ai décroché pourtant, au plus, je me suis mise à bavarder avec ma copine, qui elle se fichait de l’enseignement. Les cours de seconde avaient le parfum du printemps. Je m’y serais beaucoup ennuyée si l’analyse infiniment détaillée de la prof d’anglais permise par la situation d’élève ne m’avait occupée. La prof venait de réussir son concours et était si concentrée qu’elle ne pouvait interroger aucun des regards qui la dévisageaient. Elle était plus typée que jolie, tout en étant jolie. Elle avait un nez magnifique qui n’avait rien à envier au nez corse de mon grand-père maternel. Son visage était constellé de boutons d’acné. Ce qui marquait le plus c’était l’élégante quoique charnue déclivité entre sa poitrine et sa sous-poitrine habillées de blouses sophistiquées. Elle portait aussi des jupes crayons qui lui donnaient une silhouette d’hôtesse de l’air. Pourtant, à force de stagner dans la langue, j’en devenais médiocre. Les notions dix fois répétées se brouillaient.

Je me rends compte qu’il y avait dans mes facilités scolaires des ferments de guerre entre ma génitrice et moi. Je voulais réussir professionnellement. J’avais été révoltée par notre absence, à moi et à mes sœurs, sur l’arbre généalogique des Vuille, outrée par la servilité des femmes dans la famille de ma mère. Je ne voulais rien lâcher. Mon radicalisme est un fait. Ma mère, elle, était dans les compromis. Elle était moins enfant que je ne le croyais. Je la voyais malheureuse, déprimée, je ne comprenais pas que mes parents ne se séparent pas. Elle disait vouloir faire une psychanalyse, qu’il y avait eu des choses dans son enfance, des coups de ceinture de son père et des attouchements d’un oncle obscène et obèse. Tout ceci, je le visualisais très bien et j’avais mal pour elle. Mais elle ne commençait rien. Elle disait qu’elle ne pouvait pas faire de travail sur elle parce qu’elle n’avait pas d’argent. Je ne comprenais pas son inaction. Mais elle, elle savait l’impossibilité du retour en arrière. Elle était bien loin de sa famille à elle. Notamment. Alors que moi je pensais que tout était toujours possible. Maintenant elle est morte et ça, c’est la fin des possibles.

La mère de ma mère, Louisette, était la cadette de trois sœurs réputées pour leur beauté, à Sfax et au-delà, m’avait-on dit. Je n’arrivais pas à la voir belle, car je ne voyais que la vieillesse. Je relevais les fautes d’orthographe qui constellaient ses lettres comme autant d’entorses incompréhensibles à l’infaillibilité ascendentale. C’était toujours elle qui prenait la plume pour accompagner le billet que je recevais à mes anniversaires. Mon pépé avait pris sa retraite scripturale après avoir été gratte-papier toute sa vie. Pourtant, il noircissait de mauvais journaux de mots croisés. Ma mémé avait une peur panique des souris. Ma mère m’expliquait que c’était à cause des souris que sa mère avait eu des migraines toute sa vie et très peu d’instruction. Je ne voyais pas bien le lien entre les souris et le manque d’instruction, mais je n’avais pas l’habitude de contredire ma mère, ni même de la questionner. Je faisais les choses derrière son dos plutôt. D’ailleurs, ma mère aussi avait peur des souris. Pourtant, elle en appelait aux souris comme à des avatars dans lesquels s’incarner pour aller observer ce qui se passait chez les autres. Si j’étais une petite souris, disait-elle. Elle avait souvent envie d’aller voir ce qui se passait chez les autres. La situation était ambiguë : il y avait de l’amour et du dénigrement des autres. Elle les aimait d’une manière envahissante qui me gênait. À table, elle insistait pour que les uns se resservent, à d’autres, elle faisait des cadeaux dispendieux. Ma mère était généreuse. Mais les gens pouvaient dégringoler dans son estime et alors, il n’y avait plus de justice. C’est là que la petite souris intervenait pour aller voir chez untel ou chez un autre que tout n’était pas si parfait que cela. Elle avait besoin de s’en convaincre. Les humains, c’était la dope de ma mère. Avec la musique. Avec la danse. Avec la peinture. Avec l’harmonie universelle.

Dans ma famille maternelle, on interpellait très frontalement autrui. Si autrui hésitait, on lui disait « qu’il voulait la mort et qu’il ne voulait pas mourir ». Si autrui se montrait maladroit ou pas assez rapide, il s’entendait dire que « s’il n’avait pas un trou ou milieu des fesses il ne saurait pas chier ». J’ai du mal à imaginer mon Suisse de père séduit par un tel terrorisme verbal. Quand les paroles ne suffisaient pas, ma mère racontait, que les têtes, la sienne, allaient visiter les profondeurs de la soupière ou que la ceinture paternelle se faisait fouet. Quand, à l’unisson de tous les gamins de la planète, mes sœurs et moi demandions ce qui était au menu, c’était souvent de « la merde en sauce blanche » que ma mère nous promettait. En matière sexuelle, ma grand-mère promettait à ma mère que « le petit Jésus lui brûlerait les doigts si elle se touchait ». J’étais un peu jeune pour comprendre les enjeux du sujet, mais je n’ai jamais réussi à voir en Jésus un pyromane s’intéressant à ma lune. Jésus a plutôt été un pote.

Pour en revenir aux tourtereaux que furent un jour mes parents, c’est Bâle qui accueillit leur premier nid. Le mariage avait eu lieu dans une banlieue non loin d’Orly où vivaient mes grands-parents depuis leur retour de Tunisie. Les photos de mariage les montrent adorables, même si je sais des confidences de ma mère que tout n’était pas si rose pour elle, hormis sa robe de mariée. Cette robe, faite par une couturière, insistait ma mère. Je croyais entendre une petite fille et j’étais emplie de tendresse pour cette femme. Comme quand, fillette, je la voyais pleurer et lui disais « sois pas tiste ». Comme Camille, j’aurais aimé prendre sa douleur. Juste après leur mariage, ils avaient aménagé à Bâle, Himmelgasse, dans la rue du ciel, où ils avaient conçu ma grande sœur. Ils étaient heureux alors. C’était manifeste aux intonations que prenait la voix de ma mère quand elle en parlait. Elle racontait aussi avec une coquetterie complice que le premier repas qu’elle avait préparé consistait en des poires au roquefort et que son mari pensait que c’était l’entrée. Je suis arrivée quelque temps après leur installation dans la banlieue bucolique de Bâle. Beyeler y a depuis installé sa fondation. Ma mère apprenait l’allemand par mon père. Elle aimait Bâle. Elle aimait son carnaval et ses musées. Ses boutiques aussi. Mais vivre en France était très avantageux pour qui travaillait en Suisse. Nous avons franchi la frontière, l’appartement de Riehen étant devenu trop petit après l’arrivée de ma cadette.

À Bâle régnait le schwiizer Dütsch, le Baslerdütsch, pour être précise. Un patois d’avant la normalisation du Hochdeutsch. À Saint-Louis, il n’y avait plus que le français, quand je traînais dans les jupes de ma mère, désœuvrée, que je m’étripais avec ma sœur cadette, ou que nous écoutions notre mange-disque. Il était orange seventies et a avalé des tonnes de 45 tours. Ni ma cadette ni moi-même ne savions lire, mais nous pouvions tourner les pages au rythme de la petite clochette. The ultimate kiff ! Je passais des heures heureuses à écouter le français élégant de comédiens et à dévorer les illustrations moins bonnes que celles de mes beaux livres. C’est lorsque j’ai pu fréquenter de manière autonome la boulangerie qu’un idiome germanique, l’alsacien, s’est rappelé à moi. J’étais une maitele. J’adorais ça ! Ma mère aimait nous dire des petites choses d’Angleterre, à moi et à mes sœurs : « see you later, Alligator », « in a while, Crocodile ». Et le français que nous parlions à la maison était lui-même un peu créole alors que la règle du bien-parler régnait en maître. Mon père et ma mère avaient l’amour de la langue française en commun. Mon père était traducteur et ma mère était l’héritière d’une rigueur linguistique propre aux Français de la diaspora, je crois. Et les accents ? Je ne m’en rendais pas compte à l’époque, mais nous nous la jouions fusion au 12, rue du jura entre les intonations pieds-noirs de ma mère et l’accent suisse de mon père !

Tout cela aurait été joyeux si une institutrice épaisse ne m’avait humiliée pour un mot de dialecte, que je ne pensais pas venir de mes montagnes suisses. J’avais dit « vouzoyer » et non « vouvoyer ». Sa gorge s’en était offusquée d’un gloussement de dinde. J’étais mortifiée. Mais je continuais à accompagner l’institutrice aussi souvent que possible à la sortie de l’école. Ma mère ne m’aimait pas. Toute attention féminine m’était précieuse. Un jour, j’ai vu un objet de sa « déco ». Un étrange objet, une main en porcelaine sur laquelle des bijoux s’alanguissaient comme des serpents. Je trouvais l’objet incroyablement laid. La déception passée, l’institutrice retrouva certes une place dans mon estime, mais plus rien ne fut comme avant. Ma mère jurait en arabe. J’adorais l’entendre et pourtant j’avais peur de cette gutturalité. Son père parlait arabe, disait-elle. Ma tante aussi je crois. Je souris désormais en pensant aux expressions faciales et aux mouvements des mains de ma mère quand elle disait « sarta » ou « hemchi (tawa) ». « Ramsa rmiss », c’était pour me bénir, et cela s’accompagnait d’une croix tracée sur le front. Le syncrétisme nous accompagnait gentiment. Ma mère était vraiment belle. Elle disait qu’elle n’en avait pas conscience quand elle était jeune. Je la crois. Ma grand-mère paternelle au contraire travaillait ses charmes et me conseillait de faire de même. Il s’agissait d’appuyer sur mes dents trop en avant et de lisser mon double menton. Quotidiennement. Elle devenait pour moi la « bécasse » qu’elle ne voulait pas être quand elle me donnait ces conseils. Cela n’affectait pas mes sentiments. Je l’admirais. Elle semblait si solide. Je l’aimais et elle s’appelait Bluette. Au Locle on faisait sa vie sur son visage, mais, chez moi, à Saint-Louis, je faisais un bac C. Je me croyais la reine du pétrole.

Mon pépé et ma mémé avaient accueilli chez eux Rosette dont nous avons déjà parlé. Rose en fait. Il régnait chez ces trois personnes âgées une merveilleuse atmosphère d’éternité. Le temps s’y était arrêté comme auprès des patientes d’un home où je travaillais un été. La mort semble n’être qu’un tout petit pas indolore à franchir. Pas de quoi avoir peur. J’aimais cette atmosphère de sanctuaire, loin de l’hystérie de ma famille nucléaire. Dans ce calme olympien, j’avais l’impression d’entendre mon cerveau fonctionner. Mon pépé mangeait, dormait, pêchait et faisait des mots croisés, tandis que ses deux femmes tantôt s’affairaient tantôt s’asseyaient et s’épongeaient ostensiblement le front à l’aide du mouchoir qui venait des profondeurs de leur décolleté. Tata Rosette était le double ectoplasmique de ma mémé. Elle vivait assise, ne faisait presque rien, ne voyait que peu. Elle était là et c’était assez pour que je l’aimasse beaucoup. Elle était presque aveugle, mais on l’aidait peu dans le trio. La serviabilité était absolument étrangère à mon pépé. Ma mémé très soumise vis-à-vis de son mari ne manquait pas de remarques vipérines à l’égard de sa sœur Rose. Elle la traitait de catafalque, la critiquait en parlant d’elle à la troisième personne en sa présence. Le sens exact de catafalque me demeure inconnu même si les sonorités du mot font naître une image efficace. Ma mémé était approximative dans son français : elle pouvait dire d’une vieille armoire que celle-ci était vieille comme ses robes plutôt que comme Hérode. Ne sachant qui était Hérode, je ne comprenais pas la véhémence de ma mère à critiquer la sienne et encore moins sa honte à faire goûter des sandwichs tunisiens dégoulinants d’huile, disait-elle, que lui donnait sa mère pour l’école en Tunisie.

À cette époque, j’étais une enfant au caractère bien trempé, indifférente aux regards des autres. Je détestais la couleur orange et n’avais qu’une seule robe rose. Le rose m’est devenu sympathique grâce à une autre pierre encore qui ornait une bague de ma grand-mère paternelle. Un cabochon pentu comme une montagne suisse. Son rose opaque m’hypnotisait et me semblait une borne magique vers un autre monde. Du côté méditerranéen, chacune des trois petites-filles Vuille avait reçu une croix en or accrochée à une chaînette. Nous étions les 6e, 7e et 8e petites-filles. Nous étions les seuls petits-enfants du côté suisse. Je me souviens avec tristesse d’une phrase de ma mémé, juste avant notre départ des vacances annuelles à Sérignan. Elle avait alors lié explicitement richesse et amour. S’était excusée de ne pas pouvoir nous gâter comme le faisaient nos grands-parents paternels. J’avais envie de hurler que ce n’était pas vrai, que je ne les aimais pas moins parce qu’ils nous faisaient moins de cadeaux. La comparaison n’avait pas lieu d’être ! Et on ne devait pas dire cela à des enfants !

La datte ou le sapin, des deux côtés, c’est le folklore donc. Mais pas le même. La folie violente qui a soufflé dans ses montagnes suisses a eu des tonalités de fin de race, dixit mon père. Ses filles lui disent merci pour cette formulation qui interroge sur leur place. Quand mon père est mort, Frédé allait toujours bringuebalant sur son moignon. Il n’avait pas lâché la pierre qui nous accompagne depuis le cœur de la matière et le début de ce récit. Il était très seul. Il avait son chien. Ce n’était plus le petit Sabah de l’Himalaya, qu’il avait pu faire entrer en Suisse parce que son père avait le bras long. C’était Djinn et un chat que je ne connaissais pas. À Genève, rue de l’École de médecine, Frédérick avait développé un diabète. Il buvait. Depuis toujours.

À force de voyage en Orient, Frédé est devenu un peu oriental et croit en sa pierre, plus pour éloigner le mauvais œil que pour lui porter bonheur. Il fréquente des gens qui ne le méritent pas. Il s’est épris d’un homme qui ne parle pas le même langage, celui de l’ouverture au genre humain et au monde. Cet homme a une femme. C’est un phallocrate. Il va humilier Frédé. Avec plaisir. La pierre de lune aux merveilleux reflets bleus va servir de canari avant le coup de grisou. L’homme veut la jouer aux cartes. Frédé ne veut pas. L’homme dit qu’il veut une preuve de l’attachement de Frédé. Frédé ne veut toujours pas jouer la pierre. Mais Frédé boit en même temps que la soirée déroule ses minutes désœuvrées. Frédé est attaché à sa pierre comme à l’agate qu’il portait au doigt. Il aime raconter que la pierre l’a choisi à Srinagar. Pour l’homme, la pierre n’est rien, en plus, elle ne vaut pas grand-chose. Il veut voir jusqu’où il peut faire danser Frédérick, le Suisse fils de banquier. À Genève, lui est arrivé comme citoyen de 3e zone. Juste bon à travailler. À s’user le corps comme force de travail. De toute façon, il est fier de son pays d’origine. Il n’aime pas la Suisse.

Ils ne vont pas jouer aux cartes, car Frédé est trop ivre. Ils vont sortir un petit jeu de roulette de voyage. L’homme est joueur. Comme mise : l’homme pose une grosse chevalière, une chaîne et un bracelet en or. Frédérick est si soûl que tout bijoutier qu’il est, il ne voit pas que l’or est tout au plus de l’or 8 carats. Frédé pose la pierre. Les mises sont disproportionnées et Frédérick va perdre. Il rit, il s’en fiche. L’hécatombe commence. Chaque année charrie son lot de décès et confirme que seuls les diamants sont éternels. Après le grand-père, c’est le tour de du père puis de Frédé. L’attaque vient ensuite de bâbord, le pépé et la mémé disparaissent. Le monde se dépeuple avec le départ de la grand-mère. Enfin, ma mère part. Moi, j’ai fait assez de chemin pour pouvoir lui bâtir sa dernière demeure physique et m’occuper de la maison familiale. Je suis encore étonnée d’avoir réussi à faire cela. Les saisons se succèdent. Le printemps fait oublier de ses pétales volants la neige de l’hiver. Dans ce souffle, les feuilles jaillissaient. Les fruits mûrissent. Dans les villes, on ne les voit pas. Le miel de l’automne donne une respiration calme et ample avant la suspension de l’hiver. Le tempo a ralenti. On peut refaire un faux pas, la vie s’accroche. On annonce qu’un enfant est né, qui a dans sa bouche une pierre de lune aux reflets de saphir. C’est aux États-Unis. Dans l’Illinois.

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